En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
L’expertise est assurément un processus dans lequel s’incarne de façon exemplaire la relation entre la science et la politique. Dans cette intervention, Nicolas Tenzer développe une série d’arguments qui permettent d’éclairer et de comprendre cette relation : la notion d’expertise rend compte de réalités totalement différentes. Elle rencontre des valeurs et est située dans un contexte social.
L’expertise, au moins sur la scène internationale, est à mon sens prise entre deux contraintes : d’une part, celle assez évidente de l’objectivité, de la neutralité et du savoir, d’autre part, celle du marché, autrement dit de la politique, donc de l’influence.
Théoriquement, en première approche, l’expertise concerne la neutralité et la découverte de la vérité des faits. Prenons le cas d’un médecin légiste, devant une victime trouvée avec un pistolet au sol à ses pieds. Il devra procéder à une succession d’enquêtes pour déterminer s’il est plausible ou non que la personne ait tourné l’arme vers elle, ou que celle-ci ait été déposée près d’elle par un tiers, éventuellement l’assassin. Pour vous montrer combien la définition de l’expertise est profondément plurielle et ambiguë, je prendrai maintenant un exemple extrême et opposé : celui d’un expert qui conseille le président de la République du pays X sur le développement de ce pays au cours des cinq prochaines années. Cet expert lui fera des recommandations sur le plan économique, social ou encore budgétaire.
Nous sommes là face à deux types d’expertise totalement différents.
Sans évoquer l’expertise en matière de changement climatique ou de biodiversité, il faut bien remarquer que ce que l’expertise gagne en importance, ou plus exactement en termes d’attente citoyenne ou d’investissement politique, engendre une perte de neutralité. Pour autant, cela ne veut nullement dire que l’expertise politique n’est pas un domaine qui requiert l’objectivité. La demande est bien là également. Cela dit, le gourou qui conseille le prince pour la politique économique, sociale, énergétique, environnementale, voire la politique étrangère, est-il un véritable expert ? D’un médecin légiste, à part le juge ou la famille, personne n’attend grand-chose. On ne place pas en lui d’espoir ou d’attentes de type démocratique considérablement démesurées. D’une certaine manière, cette expertise n’est pas problématique, quand bien même les conflits d’experts sur ces sujets techniques peuvent être nombreux.
Le mot d’expertise, et c’est là la première dimension qu’il faut bien percevoir, rend compte de réalités totalement différentes.
A un deuxième niveau, l’expertise rencontre la question des valeurs. Dans le cas d’une expertise médicale, qui cherche à déterminer si la personne X « vit », on doit évaluer, tout en considérant différentes définitions hautement conflictuelles de la vie, s’il y a un espoir pour la personne, qui ne vit plus tout à fait, de « revivre » un jour ou pas.
Cette expertise médicale tout à fait sérieuse soulève une vraie question à laquelle elle ne peut pas répondre. La question est éclairée par l’expertise mais elle se situe bien au-delà, par une discussion sur la valeur de ce que l’on considère être la dignité de la vie, ou un certain nombre d’éléments susceptibles de nourrir la décision touchant à la biopolitique, aux critères et aux contraintes de la décision politique (1). Qu’est-ce que l’on considère comme la valeur d’une vie ? Qu’est véritablement une vie méritant d’être vécue ? Faut-il légiférer, et sur quoi ? Nous ne sommes plus, on le voit, dans une querelle d’experts, mais sur un terrain qui va bien au-delà de l’expertise. Et pourtant, c’est bien vers les experts que l’on se tourne. C’est à eux qu’on demande une réponse. Ce faisant, on leur demande trop.
Cette question des valeurs se retrouve bien évidemment dans tous les domaines tels que la biodiversité, la lutte contre le changement climatique ou les questions environnementales.
En troisième lieu, l’expertise est toujours contextualisée. Elle appartient à un contexte, notamment social. Les attentes à l’égard de l’expert ne sont pas exactement identiques aujourd’hui à celles d’il y a trente ans, et elles sont différentes de celles que nous aurons dans trente ans. Ces attentes, y compris sur des questions mondialisées comme le changement climatique, les politiques de développement ou l’énergie, ne sont pas non plus similaires dans un pays comme la France, l’Italie, l’Allemagne, les Etats-Unis ou le Japon. Elles séparent les différentes régions du monde et les aires culturelles, mais aussi les différentes catégories sociales. La question des perceptions et des différences traverse également l’interrogation quant aux attentes par rapport à l’expertise. Au sein de ce contexte, il est demandé à l’expertise d’éclairer un débat démocratique alors même qu’elle est plongée dans cette espèce de magma assez indifférencié.
(À suivre)
(1) Magnard, N. Tenzer, Le spermatozoïde hors la loi. De la bioéthique à la biopolitique, Paris, Calmann-Lévy, 1991.