En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
Suite de l’intervention de Nicolas Tenzer. La notion d’expertise rencontre des valeurs et la société, mais aussi la communication. Souvent instrumentalisée, elle est l’objet de conflits. Elle est encore bien différente selon qu’elle concerne le passé ou l’avenir.
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En quatrième lieu, force est de constater que la question médiatique a profondément changé les attentes de la société – sans doute de façon démesurée – à l’égard de l’expertise.
Bien des affaires récentes en témoignent, qui mettent en lumière la « crédibilité idéologique » propre des experts. Un tel concept paraît scandaleux et incongru, dans la mesure où l’expertise n’a aucun rapport avec l’idéologie. Celle-ci, en droit, ne peut bénéficier d’aucune crédibilité. Or, sous l’action du système médiatique, une expertise devient souvent d’autant plus crédible qu’elle rencontre une idéologie. Une expertise qui, pour une série de raisons, va à l’encontre des représentations dominantes, quelles qu’elles soient, et quel que soit le jugement que nous pouvons avoir sur celles-ci, en matière d’école, d’inégalités, de politique économique, ou d’environnement, que sais-je, aura du mal à se faire entendre. La chose la plus théoriquement vraie et scientifique devient inaudible, voire illégitime, à un moment où la société s’interroge profondément sur elle-même et a perdu très largement la plupart de ses repères, y compris en matière de vrai et de faux. Comme le développe Max Weber, la légitimité est d’abord une question de perception et non de vérité.
En cinquième lieu, j’observe que l’expertise est conflictuelle et traverse le champ des conflits. Elle est instrumentalisée par les parties qui sont en conflit. Alors qu’elle devrait apaiser et dompter les conflits, elle les accentue et les aiguise. Là est le paradoxe : on demande de la neutralité, de l’apaisement, du consensus, une vérité – celle de la parole d’expert – qui s’imposerait : au contraire, l’expertise provoque l’antagonisme des positions des uns et des autres.
En sixième lieu, nous ne prenons pas assez en compte le fait que l’expertise est très différente suivant qu’elle concerne le passé ou l’avenir. L’expertise sur le passé n’est pas toujours facile, mais il existe des documents, des faits, une répétition d’événements et un certain nombre de facteurs qui permettent plus ou moins de construire des lois. Il peut y avoir des conflits sur l’histoire, mais il existe bien une vérité historique qui n’autorise pas à dire n’importe quoi. Or, sauf lorsque l’histoire est instrumentalisée pour des raisons politiques, l’expertise sur le passé n’intéresse guère. En revanche, l’expertise sur l’avenir est la plus attendue : que va-t-il se passer demain ? Que faut-il faire en matière de politique économique pour résoudre le problème du chômage ? Des réponses politiques ont fait florès : « tout a été essayé », « l’Etat ne peut pas tout », etc. Les experts, les scientifiques et les politiques, on le voit bien, sont emportés par le même torrent de boue dévastateur qui descend la pente. Cette pente entraîne le summum de défiance que l’on appelle le populisme ou toutes les formes profondément tératologiques de la politique. Tout cela prend sa source dans un problème d’expertise.
(A suivre)