C’est dans les années 1970 que l’existence d’un fossé des générations, au sens d’une coupure générationnelle entre les « jeunes » d’un côté et les adultes de l’autre, apparaît dans un certain nombre de travaux scientifiques.
Constatant l’émergence d’une nouvelle classe d’âge depuis la fin de la seconde guerre mondiale, caractérisée par des pratiques sociales inédites, vestimentaires et artistiques – musicales en particulier – ainsi que par l’usage de médias spécifiques (en France, la revue Salut les copains date des années 1960), ces auteurs ont analysé ce phénomène en tant que fait social et culturel.
Ce n’est sans doute pas un hasard s’ils étaient souvent soit ethnologues, comme Margaret Mead, soit bien au fait de ce domaine de recherches comme le psychologue américain Jérôme Bruner : le fossé des générations leur est apparu comme un phénomène typique des sociétés occidentales contemporaines, par opposition aux « sociétés traditionnelles », auxquelles ils avaient consacré leurs travaux (on peut citer par exemple l’ouvrage de Margaret Mead Mœurs et sexualité en Océanie).
Une nouvelle conception du temps
Dans ces sociétés traditionnelles, le fossé des générations est inexistant, en raison d’une part d’un mode de vie qui donne aux adultes et aux jeunes un grand nombre d’occasions d’être ensemble, d’autre part d’une représentation sociale du temps qui conçoit l’avenir sur le modèle du passé. Le changement y est vécu négativement, de sorte que ce qui compte, c’est de maintenir l’ordre des choses. L’éducation y est mise en œuvre comme une transmission du passé.
Les adultes, écrit par exemple Margaret Mead dans son essai Le fossé des générations, ne peuvent se figurer l’éducation autrement que comme le fait de « transmettre à leurs descendants le sens d’une continuité immuable ». À tort ou à raison, ils ont des certitudes sur ce qui doit être transmis aux enfants.
Cette situation disparaît au contraire dans les sociétés occidentales contemporaines, en particulier sous l’effet de la scolarisation croissante de l’éducation qui fait que les jeunes sont éduqués à l’écart de la vie sociale et des lieux de travail. A cela, on ajoutera une nouvelle conception du temps que l’on peut résumer par l’idée de l’imprévisibilité de l’avenir. Nous en avons sous les yeux des illustrations claires. Très peu nombreux étaient par exemple ceux qui pouvaient prévoir, dans les années 70-80, la révolution de l’informatique et des moyens de communication qui a bouleversé quelques années plus tard le monde du travail et l’ensemble de nos modes de vie.
Il ne faut certes pas être trop général. Le fossé des générations n’existe pas à tout âge ; il est différencié selon les groupes sociaux ainsi que selon les activités – y a-t-il un fossé des générations dans les pratiques sportives ?
La crise économique actuelle et en particulier les aléas de l’insertion professionnelle des jeunes produisent des effets contrastés : d’un côté, elles les conduisent à rester plus longtemps dans le foyer familial et elles renforcent la solidarité notamment financière des générations. D’un autre côté, elles renvoient aux jeunes l’image d’un monde peu excitant et suscitent le désir de différer le plus possible le moment d’y entrer. Cela renforce le repli sur soi de la jeunesse, l’allongement de la durée des études, et par voie de conséquence, de cet âge de la vie.
C’est dans ce contexte que la question du fossé des générations se pose : quand les adultes ne savent plus dire de quoi demain sera fait et quand ils ont du mal à assumer un monde dont ils ont de bonnes raisons de ne pas être fiers, il devient difficile de savoir ce que l’éducation doit transmettre aux nouvelles générations.
La réponse d’Hannah Arendt
En 1958, dans un article intitulé « La crise de l’éducation », la philosophe allemande, émigrée aux États-Unis, Hannah Arendt apporte une réponse à cette question. D’une part, les éducateurs doivent se présenter comme « représentants du monde » devant les nouvelles générations, quelles que soient les opinions qu’ils ont par ailleurs sur l’état du monde. D’autre part, l’éducation n’a pas pour but d’imposer une vision de l’avenir aux enfants.
Arendt prend acte de l’imprévisibilité de l’avenir : chaque génération lègue à la suivante, un monde que nul ne pouvait prévoir à l’avance. Mais, et c’est là une thèse centrale de sa pensée, « la natalité est le miracle qui sauve le monde ». Les nouveaux venus portent en eux une créativité qui les rend capables de répondre au défi de l’avenir.
L’apparition dans le monde d’êtres qui lui sont étrangers est envisagée par Hannah Arendt comme la source de notre capacité d’invention et d’innovation – capacité que les éducateurs doivent veiller à ne pas briser, ce que nous ferions si nous prétendions éduquer au nom d’une conception de l’avenir.
L’éducation doit se contenter d’être un apprentissage du monde tel qu’il est, apprentissage qui passe par une transmission intergénérationnelle. À l’opposé des expériences de « self-government » qui sont à la mode aux États-Unis dans les années 1950, cette transmission implique un effort des adultes, pour maintenir les liens, effort qui doit se traduire dans les attitudes individuelles et dans les décisions politiques. La nécessité de la transmission éducative doit être inscrite au cœur des politiques éducatives.
La réponse de Jérôme Bruner
J’emprunterai une seconde réponse, sensiblement différente, au psychologue américain Jérôme Bruner. Bruner se situe dans la tradition pédagogique de l’éducation nouvelle et du pragmatisme, représentée principalement aux États-Unis par la figure monumentale de John Dewey, et caractérisée par la volonté d’ouvrir l’école sur le monde et de susciter l’initiative des élèves sur des projets ou des actions élaborées de façon collective.
Sur cette base, Bruner soutient que les élèves peuvent dès la scolarité être préparés à affronter l’imprévisibilité de l’avenir, en travaillant sur les « questions socialement vives », autrement dit les problèmes auxquels les sociétés contemporaines sont confrontées, par exemple, les catastrophes naturelles ou humaines et les façons de leur faire face.
À l’opposé des idées d’Arendt, l’école souhaitée par Bruner accompagne les enfants dans le développement de leur capacité à poser et à affronter les problèmes, en leur proposant des méthodes de travail, des outils pour les traiter, des situations pratiques pour les mettre en œuvre. La transmission éducative ne disparaît pas pour autant ; elle se veut articulée avec l’activité d’apprentissage et de recherche des élèves.
Sur le fossé des générations, Bruner a formulé en 1973, une hypothèse originale, l’hypothèse de la « génération intermédiaire ». Il entend par là le rôle éducatif que les jeunes adultes, c’est-à-dire les plus âgés des jeunes, peuvent jouer auprès de leurs cadets. La génération intermédiaire est déjà dans le monde du travail, tout en ayant encore un pied dans le monde de l’adolescence.
Certaines de ses figures les plus populaires – animateurs radio, vedettes de la chanson, aujourd’hui influenceurs, etc.), sont pour les jeunes à la fois des modèles désirables tout en appartenant déjà au monde des adultes ; à la fois du côté du désir et de la raison. Ils répondent au manque d’attractivité du monde adulte, en montrant par leur exemple même l’image – réaliste ou illusoire – d’une vie désirable.
Concluons que dans les deux cas, la confiance des adultes envers la jeunesse est au centre de la pratique éducative. Mais les conséquences de cette confiance diffèrent. Pour Arendt, la confiance signifie que la jeunesse doit être armée de connaissances et de capacités intellectuelles pour, une fois devenue adulte, être capable de faire face aux problèmes du monde d’une manière que personne ne peut prévoir aujourd’hui. Pour Bruner, la confiance implique que la jeunesse soit associée – dès l’éducation – à la discussion sur ces problèmes et qu’elle se forme ainsi sur un mode collaboratif.
Dans les deux cas cependant, peut-être est-ce finalement parce que l’avenir est imprévisible que le fossé des générations est nécessaire : il est cette étape qui permet aux jeunes de prendre de la distance vis-à-vis des adultes et de se mettre en position d’affronter plus tard les problèmes du monde, avec les moyens qu’ils sauront inventer eux-mêmes.
Ce texte prolonge l’intervention de Philippe Foray dans une session consacrée à la jeunesse comme ressource pour les transitions proposée en octobre 2021 à l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST).
Philippe FORAY, professeur d’Université en Sciences de l’éducation, à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.