En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
Suite et fin de l’intervention de Nicolas Tenzer, sur la dimension économique et idéologique de l’expertise.
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Pour terminer cette réflexion, j’introduirai une septième dimension. Se pose en effet la question du monde, question que j’ai traitée moi-même abondamment à l’occasion d’un rapport pour le gouvernement en 2007-2008. Ce travail m’a permis de me rendre dans 26 pays, de dialoguer avec 40 organisations internationales, et d’y rencontrer 1 300 personnes, expertes de terrain, parfois chefs de gouvernement ou ministres. Mon objectif était de savoir comment la France vend son expertise à l’international. Sans faire le résumé de ce rapport, et en me limitant à l’expertise, je voudrais mettre en avant trois points qui nourrissent la réflexion que je viens d’esquisser.
Tout d’abord, qui dit expertise dit marché. Très concrètement, le marché de l’expertise internationale représente sur cinq ans 500 milliards d’euros. Par marché, j’entends les appels d’offres lancés par les organisations internationales, les Etats, les grandes collectivités, les agences bilatérales d’aide sur financement dit délié, auxquels il faut ajouter les grandes ONG et les grandes fondations. Il s’agit d’un marché considérable à conquérir, qui ne se limite pas à un marché d’entreprise ou d’Etat, puisque des d’organismes publics de recherche et des universités peuvent aussi répondre à ces appels d’offres.
Ensuite et surtout, il s’agit non seulement d’un marché technique, mais aussi d’un marché idéologique. L’expertise qui est vendue couvre des sujets extraordinairement importants, par exemple, faire un plan de développement urbain dans telle ville, un schéma de transport remplissant des exigences d’efficacité énergétique dans une autre, bâtir un système de réforme de la police, promouvoir une bonne justice, les droits de l’homme et un code de procédure pénale ou des codes répondant à un certain nombre d’exigences démocratiques. Il faut bien avoir à l’esprit qu’on ne vend pas une assistance à la police en Tunisie à n’importe quelle époque ! Si l’on veut « vendre » un système de média libre dans un pays qui a une expérience toute nouvelle de la démocratie, les résultats seront très différents si c’est la France, la Russie ou la Chine qui produit cette expertise. Nous ne sommes pas ici dans la neutralité, mais bien dans l’orientation politique.
Enfin, notre système est caractérisé par une prolifération incontrôlée des expertises, et de très nombreux pseudo-experts. Cette guerre de l’expertise se fait entre les pays, qu’ils soient démocratiques ou non. Derrière ces marchés d’expertise, il y a des normes, des standards et des règles qui déterminent l’organisation des marchés. Droits et normes, vous le savez bien, ne sont neutres ni idéologiquement, ni politiquement, ni économiquement. Sur le plan international, l’expertise en matière juridique par exemple ne sera pas la même selon qu’elle s’inscrit dans le droit continental ou celui de la Common Law, et ce parce que les concepts, les règles, les principes et même la conception de la société et de la démocratie ne sont pas identiques. Deux concepts, en quelque sorte jumeaux, entrent en guerre, à savoir l’expertise et la contre-expertise, et les deux se nourrissent indéfiniment. Mais la contre-expertise est aussi un instrument de conflit contre l’expertise, alors qu’elle devrait être, selon l’expression philosophique qui m’est chère, un outil de rectification. Cette rectification se fait-elle pour des raisons scientifiques ou pour des raisons politiques ?