En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
Comprendre le présent, c’est connaître le passé. Ce texte est le premier d’une série sur trois courants qui ont marqué au XIXe siècle la relation entre science et politique, Saint-Simon, Auguste Comte et les saint-simoniens. Ces trois courants partent du même constat : celui d’une Révolution française n’a pas débouché sur un changement social. Tous sont illustratifs de ce qu’on a appelé la République des experts.
Dans ce premier texte, Pierre Musso, philosophe, auteur d’un Saint-Simon et le saint-simonisme (Que sais-je, PUF 1999) et coéditeur des Œuvres complètes de Saint-Simon (PUF, 2013) décrypte l’une des thèses centrales de Saint-Simon : une stricte division entre pouvoir spirituel et pouvoir politique, le premier étant confié aux mains des savants, le second des industriels.
Saint-Simon : la science dans la politique
Pierre Musso
La grande idée, le point de départ de Saint-Simon (1760-1825), que l’on retrouvera chez Auguste Comte, c’est l’indépendance absolue des savants et des scientifiques. C’est la raison pour laquelle dans un de ses premiers textes, resté justement célèbre, les Lettres d’un Habitant de Genève à ses contemporains (1802-1803), il appelle à une souscription publique devant le tombeau de Newton pour signifier que le savant doit demeurer indépendant des pouvoirs temporels, à commencer par rapport au gouvernement. Même les académies, création de Richelieu, doivent être supprimées, car elles servent à endormir et à assujettir les intellectuels, à l’aide de médailles et de fauteuils en velours.
Une des premières mesures proposées par Saint-Simon est donc la suppression des académies pour que les intellectuels ne soient pas des esclaves du pouvoir temporel. Il reprend à son compte la grande idée de la réforme grégorienne de 1075, par laquelle avait été fixée la séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Pour Saint-Simon, il faut que le pouvoir spirituel demeure distinct du pouvoir temporel, sauf qu’à la place de la religion il faut y mettre la science et à la place du politique, l’industrie. La séparation entre les deux pouvoirs – idée que reprendra Auguste Comte – doit demeurer une ligne de démarcation intangible. C’est ainsi que la « société industrielle » – terme créé par Saint-Simon – permettra une relation directe, sans médiation, entre les savants et l’humanité réunie – entre les savants et l’opinion publique.
S’agissant du rapport entre science et politique, l’idée centrale de Saint-Simon est ainsi l’établissement d’un lien direct entre d’un côté, l’humanité, et de l’autre, les savants et les artistes. Il faut supprimer toute institution médiatrice, à commencer par l’Etat et le gouvernement. Ces derniers sont assimilés à des « frelons » dont il faut se débarrasser, pour réunir « les abeilles » c’est-à-dire tous les producteurs, manuels et intellectuels. Les frelons, ce sont les gouvernants, les bureaucraties, l’Eglise, l’armée – Saint-Simon comme Comte, on l’oublie trop souvent, proposent la suppression de l’armée, idée fondatrice de l’anarchisme !
Pour Saint Simon, le propre du politique est de produire des illusions et des médiations inutiles. La vérité du politique est hors du politique, essentiellement dans l’économie, dans la production et dans l’industrie. La vérité du politique, c’est la science de la production. C’est pourquoi il ne faut pas remplacer des hommes par d’autres hommes comme le fit la Révolution Française, mais changer de système social. La vérité du politique est donc dans la transformation du système social. Pour Saint-Simon, cela suppose de remplacer le système « féodalo-militaire » persistant après 1789, par le « système industriel ». Pour défendre son projet, il invente de nombreux termes comme les substantifs « industriel » et « intellectuel », ou les mots « industrialisme » et « industrialiste ». Et il appelle à la formation d’un parti politique industrialiste pour hâter le changement social.
Dans cette transformation, aucun élément de la société ne doit disparaître, pas même la religion. Celle-ci est remplacée par la science dans le champ spirituel, mais elle demeure dans le pouvoir temporel comme une morale indispensable au maintien du lien social. La religion a une double dimension chez Saint-Simon : en tant qu’explication du monde, elle est inutile, puisque les sciences peuvent aisément remplacer l’explication proposée par la théologie, mais elle est nécessaire comme lien social. La religion laïque qu’il appelle de ses vœux est une morale fondée sur le travail et l’amour fraternel.