En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
Troisième et dernière chronique, consacrée au saint-simonisme, et à l’histoire de la relation entre science et politique qui s’est construire en France, au dix-neuvième siècle. Le mouvement saint-simonien est très hétéroclite. Il est traversé de contradictions et fait de multiples individualités, comme Auguste Comte, Prosper-Barthélémy Enfantin (1796-1864) et Michel Chevalier (1806-1879), les plus connus, mais aussi Saint-Amand Bazard (1791-1832), un des deux Pères de « l’Eglise saint-simonienne » et surtout le principal rédacteur de la Doctrine de Saint-Simon (1828-1829) ouvrage qui servira à vulgariser la pensée saint-simonienne. Il vise et réalise une vision industrialiste, ce en quoi il est toujours d’actualité.
Le saint-simonisme : la « technologisation » de la science et de la politique
Pierre Musso
Pour les saint-simoniens, la politique doit être scientifique et industrielle. Le primat est donné à l’industrie, c’est-à-dire aux travaux publics, aux entreprises, au crédit et au développement des grands réseaux techniques.
Parmi les réalisations des saint-simoniens, on peut citer le projet du Canal de Suez, les lignes de chemin de fer, le télégraphe électrique ou encore le projet de tunnel sous la Manche. Les saint-simoniens créent de grandes entreprises industrielles et des banques. Ils fusionnent les sciences et leurs applications techno-industrielles. Ils introduisent une vision néo-industrialiste de l’Etat. C’est pourquoi certains d’entre eux, notamment Michel Chevalier, deviendront les proches conseillers de Napoléon III dont ils ont d’ailleurs appuyé le coup d’Etat. Leur objectif est un Etat industriel et planificateur.
Pour les ingénieurs polytechniciens que sont les saint-simoniens, le développement industriel apporte par lui-même le changement politique. En 1832, Michel Chevalier écrit ainsi: « L’introduction sur une grande échelle des chemins de fer sur les continents, et des bateaux à vapeur sur les mers, sera une révolution non seulement industrielle, mais politique ». Autrement dit, concevoir et construire des réseaux techniques, c’est accomplir une révolution politique. A la différence de Saint-Simon et de Comte, les saint-simoniens ne dissocient plus le pouvoir spirituel réservé aux sciences et le pouvoir temporel réservé au politique et à l’industrie. Ils fusionnent ces deux pouvoirs au nom de l’action et de la réalisation de la technoscience, de l’industrie et de l’économie.
Cet héritage saint-simonien est toujours actif, Pierre Legendre soulignant que nous avons fusionné les deux pouvoirs dans la « techno-science-économie ». Les saint-simoniens ont réussi ; non seulement ils ont réalisé, mais ils nous ont livré une pensée clé en mains. Ils sont parvenus à « technologiser » la science et la politique, en fusionnant les pouvoirs spirituel et temporel. Ils se sont appuyés sur le corpus théorique et le rêve de Saint-Simon et de Comte, mais ils l’ont transformé, usiné et technocratisé. C’est pourquoi il faut retourner aux œuvres de Saint- Simon et de Comte pour retrouver les rêves, les utopies, les concepts et les problématiques fondatrices de notre économie politique technoscientifique contemporaine, qui ne fonctionne plus qu’aux dogmes de l’efficacité et de la productivité.
Tout le problème est de savoir si l’on maintient ou pas la séparation entre science et politique. La confusion qui livre la politique aux experts et aux savants, ou qui asservit la science aux pouvoirs politique et économique, est dangereuse car elle est source soit de crise sociale, soit de perte de liberté pour toute la collectivité.