En cette période de crise sanitaire, ou la science et la décision sont au cœur des débats et de l’actualité, l’IHEST vous propose une chronique sur ces sujets, reprenant des analyses et conférences de chercheurs et experts mises en débat auprès de publics de décideurs ayant suivis nos formations.
Résumé des épisodes précédents : l’expertise vise l’action. Elle répond à une commande, qui s’accompagne d’une mission délimitant précisément le champ de l’expertise. Celle-ci se déroule enfin selon une procédure codifiée. Quelles conséquences ? En quoi, notamment, un expert se distingue-t-il d’un lanceur d’alerte ? La réponse d’un juriste.
Suite et fin de l’intervention Olivier Leclerc, directeur de recherche au CNRS.
J’en viens à la distinction qui peut être opérée entre l’expertise et l’alerte.
Les lanceurs d’alertes sont désormais une figure visible, plus qu’ils ne l’ont jamais été, même s’ils sont loin d’être une figure nouvelle. En quoi se distinguent-ils des experts ? Non pas par la perspective d’une décision, puisque l’alerte vise précisément à en susciter une, soit en faisant disparaître le fait ou le risque dénoncé, soit en atténuant ses conséquences.
La distinction ne s’opère pas non plus par l’existence d’une procédure, parce qu’il existe toute une série de procédures d’alertes qui sont très précisément organisées, concernant les modalités qu’elles doivent suivre. Voyez par exemple l’alerte du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), instance où les délégués du personnel disposent d’un droit d’alerte, avec une procédure à suivre.
Un certain nombre d’alertes sont donc procéduralisées, à telle enseigne que le décret du 11 mars 2014, à propos de l’alerte en matière de santé et d’environnement dans les entreprises, crée un registre de consignation des alertes.
L’existence d’une procédure n’est donc pas un critère de distinction pertinent. En revanche, c’est bien l’absence d’une commande qui est ici remarquable. Le lanceur d’alerte surgit dans le débat : il n’a pas été sollicité.
N’étant pas, de ce fait, qualifié d’expert, le régime de responsabilité qui s’applique, le cas échéant, aux lanceurs d’alerte n’est pas du tout le même que celui qui vaut pour les experts. Dès lors que le lien de droit entre le commanditaire et l’expert est un lien contractuel, l’expert a une obligation de moyens : il est tenu de mettre en œuvre ses connaissances selon les règles de l’art, les bonnes pratiques professionnelles, mais il n’a pas d’obligation de résultat.
Le lanceur d’alerte n’ayant pas de commande, il n’y a pas de lien de droit, et par conséquent on ne peut pas parler d’une obligation de moyens. C’est la raison pour laquelle la loi du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement, et à la protection des lanceurs d’alertes, met en place un régime de responsabilité lié à la dénonciation calomnieuse, la diffamation et l’injure, en faisant de la bonne foi de la dénonciation le critère de la protection.
Je souhaite évoquer un dernier point en rapport avec le critère de la procédure.
J’ai souligné qu’une expertise suivait une procédure. Celle-ci est plus ou moins détaillée, comme les types de documents qui la mette en place : lois, actes réglementaires, normes techniques, en particulier la norme Afnor NF X 50-110 sur l’expertise, qui a une grande importance dans les agences.
Au-delà de la diversité des sources de cette procédure, il faut souligner que le manquement à la procédure d’expertise peut donner lieu à deux types de conséquences différentes. La première est le fait d’invalider l’expertise. Dans un certain nombre de cas, si l’expertise ne suit pas la procédure, elle est susceptible d’être annulée. A ce sujet, il y a des évolutions importantes, surprenantes, voire discutables, des décisions de la Cour de cassation.
Seconde conséquence : le respect de la procédure est aussi une condition de la légitimité de l’expertise, de sorte que l’on voit apparaître un lien très fort entre la validité de l’expertise, c’est-à-dire sa conformité à la procédure et sa légitimité.
Lorsque des organes d’expertise, en particulier d’expertise publique, sont mis en cause, on observe assez fréquemment que la manière de renforcer la légitimité de leur expertise ne consiste pas à avancer des études supplémentaires. Voyez le GIEC, mis en cause en 2009-2010, mais aussi très fortement au milieu des années 1990. La réponse du GIEC n’a pas consisté à dire qu’il publiait des études dans les meilleures revues à comité de lecture ais de mettre en avant un renforcement procédural, avec notamment la demande adressée en 2010 au Inter Academy Council de produire un rapport proposant une modification d’un certain nombre de règles de procédure.
Ce qui est assez remarquable, c’est que la plupart des éléments procéduraux pointés dans ce rapport existaient déjà au sein des procédures du GIEC. Il existe bien d’autres exemples de ce lien entre procédure et légitimité, et donc entre validité et légitimité.
Lorsqu’ils accèdent à la qualité d’expert, les scientifiques perçoivent qu’ils s’approchent de la politique, dans la mesure où ils se rapprochent de la décision. Mais entrer en politique, c’est aussi changer de régime juridique. Ce point, en général mal perçu, est la cause d’un certain malentendu. Les experts pensent qu’ils doivent leur qualité à leur compétence spécialisée, mais ils perdent de vue que, participant à une expertise, ils s’intègrent dans une procédure qui modifie leurs droits et leurs devoirs, et qui les met dans une position qui n’a plus grand-chose à voir avec la qualité scientifique, notamment en raison des règles juridiques qui s’appliquent à eux.